Depuis quelque temps, des images circulent, enfin, d’une partie de ce qui se cachait jusqu’ici dans la boîte des Specialized Demo prototypes de Finn Iles et Loic Bruni. On a pris le temps de regrouper l’essentiel de ce que ça nous apprend à l’instant T, et de quelques enjeux en cours à ce sujet.
Les vélos de Descente ont la cote en ce moment… Du moins, dans les médias ! C’est que depuis un petit moment maintenant, l’idée s’est imposée que la Descente représente un peu la F1 du VTT. Si bien que les montures qui servent aux meilleurs pilotes de la planète deviennent peu à peu des modèles mythiques. Pour preuve, le V10, officialisé il y a peu, qui en est à sa huitième itération. En la matière, le Specialized Demo n’est pas en reste. Notamment depuis qu’un certain Sam Hill, puis un certain Aaron Gwin notamment, ont remporté quelques titres prestigieux à son guidon. Pour lui, ce n’était finalement qu’un bon début, puisqu’ensuite, Loic Bruni a signé ses meilleurs fait d’arme sur le vélo siglé du grand S. Enfin… On généralise en parlant du Specialized Demo pour simplifier le propos. Depuis le temps, là aussi, plusieurs versions se sont succédé… Et l’on pousse même à désigner celle dont on parle ici sous ce nom de Specialized Demo prototype, sans même être certains qu’il serait officialisé par la marque sous cette appellation. Parce que c’est bien là que débute véritablement le propos de cet article. Il s’agit de préciser ce qui peut l’être au sujet du vélo qui est apparu publiquement sous la tente du Specialized Gravity en juin 2022. Un vélo à l’état de prototype, qui a jusqu’ici attiré l’œil pour plusieurs raisons.
La première, le concept même de son assemblage, reconnu pour faciliter la production du châssis. À l’avant, les tubes sont ronds, droits, en carbone, et semblent emmanchés/collés dans des raccords métalliques. On sait notamment qu’un principe similaire est utilisé chez les Athertons et que dans ce cas, les raccords sont produits en titane, par impression 3D. Ici, ce serait de l’aluminium usiné CNC. Quoi qu’il en soit, extérieurement, il est aussi possible de percevoir que les bases et biellettes soient produites par usinage de blocs d’aluminium massifs, tandis que les haubans eux, semblent déjà sortir d’un moule carbone plus élaboré. Observations confirmées par Specialized…
100% assemblé à la main dans notre atelier de Morgan Hill. Les tubes y sont confectionnés à la main par nos experts en composite. Les raccords, biellettes et bras oscillants sont usinés au même endroit, et l’assemblage du tout est effectué très méticuleusement.
À ce stade, rien ne dit que l’ensemble de ces techniques ne soient retenus pour la production d’une version finale, telle qu’elle, pour de la série. Compte tenu de ce à quoi le passé nous a habitués, l’hypothèse la plus probable porte à croire qu’une fois validés les choix de géométrie, cinématique et rigidité/raideur via ce Specialized Demo prototype, un travail de design soit mené pour produire une version finale esthétiquement plus raffinée, qu’elle soit en aluminium hydroformé ou en carbone moulé. En attendant, on comprend néanmoins que ce mix de procédé utilisé pour produire ce Specialized Demo prototype soit plus intéressant qu’une version plus sommaire en aluminium comme Commençal – avec le Supreme V5 – ou Santa Cruz – avec le V10 – l’ont montré récemment. En matière de poids comme de gestion des rigidités/raideur, les opportunités sont un peu plus poussées… Et c’est visiblement suffisant pour remporter des courses, et des titres. Finn Iles et Loïc Bruni l’ont démontré ces 18 derniers mois !
En attendant, on poursuit avec la deuxième raison pour laquelle ce Specialized Demo prototype retient l’attention. Depuis sa première apparition publique en juin 2022, il n’a eu de cesse de se monter avec le cœur de sa suspension soigneusement protégé. D’abord sous une housse en tissus élastique qui recouvrait la zone – là aussi comme on a pu le voir par le passé – puis via des coques en plastique plus travaillées venant recouvrir – par le haut et par le bas – la zone qui contenait inévitablement l’amortisseur. À ce sujet, une part du fantasme a forcément un peu porté sur ce dernier, puisqu’avant même de monter sur ce Specailized Demo Prototype, Loic Bruni utilisait déjà un amortisseur caché d’un couvercle en carbone, sur son précédent vélo. C’est qu’il ne faut pas s’y tromper : ces derniers temps, le pilote Specialized Gravity avait bien deux raisons de masquer cette partie de son vélo. On sait depuis un moment maintenant qu’il utilise un système électronique pour piloter le comportement de ses suspensions en cours de run. Un système qui fait que l’on n’a toujours pas eu l’occasion de voir la tête de l’amortisseur Öhlins qu’il utilise… Seul le vélo de Finn Iles a pu être photogrtaphié jusqu’ici.
Mais sur ce Specialized Demo prototype, une autre raison valable faisait qu’en plus du dessus, le dessous de cette zone aussi, était, jusqu’à il y a peu, masqué des regards les plus curieux : la cinématique particulière retenue sur ce vélo ! Dans les faits, la manière la plus simple de saisir tout son intérêt consiste à bien différencier deux choses. D’une part, le mouvement de la roue arrière, dicté par le triangle arrière à l’architecture très connue chez Specialized. Il s’agit d’une cinématique type Hors-link – comprenez un triangle arrière articulé avec roue montée sur les haubans, qui crée un point de pivot virtuel à l’intersection des droites formées par les bases et la biellette haute. Mais jusqu’ici, Specialized nous avait habitués à relier l’amortisseur à la biellette supérieur, ou bien à une architecture complexe de double triangle arrière, comme sur l’actuel Demo. Cette fois, la solution retenue diffère, puisque c’est la tige fixée aux bases et qui passe sous le boîtier de pédalier, qui vient actionner le basculeur noyé au milieu du cadre, lui-même venant compresser l’amortisseur. Specialized désigne cette solution via le sigle UBB – Under Bottom Bracket. Certains diront que cette solution de tirant et basculeur n’est pas nouvelle. C’est vrai ! Ancilloti, Sunn et Commençal nous ont déjà largement habitués à la voir utilisée, et ce depuis la fin des années 90 au bas mot. Pour autant, pour ces trois marques, il s’agissait majoritairement d’en faire usage avec un triangle arrière unifié, et une cinématique à point de pivot fixe et non virtuelle, comme ici.
Dans tous les cas, cette solution est un temps restée cachée sur les vélos du Specialized Gravity, pour une certaine raison : la marque tente de déposer un brevet pour protéger ses choix. Une demande en cours qui vient d’atteindre les 18 mois de dépôt, raison pour laquelle plus de détails sont désormais disponibles publiquement. On y apprend notamment la manière avec laquelle Specialized défend l’intérêt de ce concept. La marque y voit l’opportunité de désolidariser les ajustements de certains paramètres de suspensions. Ainsi, l’usage du triangle arrière Hors-link a pour ici objet de permettre d’ajuster l’anti-rise sans toucher à l’anti-squat. Ou très peu. Pour ça, la marque stipule dans sa demande de brevet que la biellette supérieure puisse être fixée à différents endroits au tube de selle. Elle précise aussi que la position de fixation de l’étrier de frein sur les haubans puisse varier, et permettre aussi d’influer sur le comportement du vélo au freinage… Tout ça, sans que l’actionnement de l’amortisseur – habituellement raccordé dans cette région du cadre sur les précédents Specialized – ne soit impacté par ces mesures. Le débattement, la course d’amortisseur, la courbe de ratio notamment restant totalement libres d’être ajustés par ailleurs et de manière indépendante via le tirant et le basculeur inférieur…
Dans tous les cas, cette première lecture du Specialized Demo prototype a un intérêt. Elle permet, d’abord, de poser comment fonctionne ce concept cinématique et dans quel objectif il est mis à profit par la marque. Ainsi, on se rend compte qu’il s’agit, entre autres, de se détacher de contraintes que ses précédents choix dictaient en matière de gestion des paramètres cinématiques. Est-ce que, dans ce cas, la demande de brevet a des chances d’aboutir ? Pour l’heure rien n’est sûr… À en croire les délais habituels, la question peut encore durer de longs mois, voir années. Il faut encore que les instances statuent sur la recevabilité du dépôt. Et en matière de brevet, une règle a tendance à se vérifier : prendre deux concepts existants et en combiner l’usage ne constitue pas une forme d’innovation suffisante… Or, quelque part, le Hors-Link – certes déposé par Specialized il y a plus de 25 ans, mais tombé dans le domaine public – et le système à tirant/basculeur – utilisés par d’autres, par le passé, sans qu’aucun brevet ne soit en vigueur – sont des concepts qui pourraient ne pas suffire. Specialized abandonnerait alors le concept ? Abandonnerait l’idée de le protéger par un brevet ? Sortirait le vélo sans attendre l’issue de la procédure ?
À ce sujet, le temps pourrait presser : dans les règles UCI – Titre 1, Organisation Générale du Sport Cycliste – existe au chapitre III, section 1 – Équipement, disposition générale – un article 1.3.006 intitulé « Commercialisation ». Il stipule que tout matériel utilisé en compétition doit être commercialisé. Qu’une autorisation peut être obtenue pour un produit en phase finale de développement et pour lesquels une commercialisation intervient au plus tard dans les 12 mois qui suivent la première utilisation en compétition. Et que le fabricant peut demander une unique prolongation du statut de prototype si des raisons pertinentes le justifient. Pour l’heure, nous ne disposons pas de suffisamment d’éléments pour situer précisément le Specialized Demo prototype vis-à-vis de cette réglementation mais une chose est sûre : son respect imposerait de ne pas en rester là. Et visiblement, il existe certainement une autre bonne raison pour Specialized de ne pas en rester là. Outre le Demo, les plus aguerris l’auront remarqué en épluchant le document de demande de brevet auquel on fait allusion dans cet article. Les caractéristiques et les visuels qu’il fournit laisse peut de doute. Au moment d’écrire ces lignes, rien ne confirme que ce soit bien la voie suivie par la marque, mais il est clair qu’a minima, Specialized s’est aussi penché sur le fait de mettre ce concept à profit pour un prochain Specialized Enduro… Et pour le coup, certains visuels ne laissent pas de doute cette fois-ci : le travail de design est allé beaucoup plus loin, et laisse penser qu’une version proche de la production puisse exister !