Plus qu’un simple voyage à vélo !
Un voyage aussi extraordinaire soit-il, s’apparente à un feu de forêt : tous deux naissent d’une insignifiante étincelle. Celle-ci jaillit un soir d’hiver lorsque je menais des recherches préliminaires sur la traversée des Alpes Française. Au-delà du classique Thonon – Menton alors envisagé, je découvrais la Via Alpina. Un gigantesque fil d’ariane qui parcourait l’ensemble de l’arc Alpin de la mer Méditerranée à l’Adriatique. Le rationnel s’éclipsait derrière l’ombre de l’émotionnel, situation propice à la réalisation de ces rêves. L’envie était née et ne me quitterait plus.
Texte & photos : Gambas
Un chemin tout tracé
Je flirtais avec l’itinérance depuis quelques années, me perdant régulièrement de façon consentie dans les montagnes Vosgiennes qui m’accueillaient depuis mon enfance. J’errai les week-ends au gré des sentiers au bout desquels je dormais sous un abri, sous un arbre ou sous les étoiles. Je finis par traverser l’ensemble du massif, de Wissembourg à Belfort. Cette expérience d’immersion, ou plutôt d’exfiltration du quotidien fut une révélation, j’enchaînais alors avec les traversées du Massif Central, des Bauges, de la Chartreuse et du Jura. Puis un premier tour du Mont Blanc en solitaire, réalisé la peur au ventre, déclenchera mon obsession pour l’aventure Alpine.
Basculer sur la Via Alpina, en termes de cours d’école, c’était passer du primaire à l’université. Commençait alors un entraînement intense de plusieurs années, simulant au mieux ce que je pensais être les conditions du voyage. Nuits glaciales, jours pluvieux, fatigue intense ou stress hydrique, j’embrassais toutes ces opportunités qui me feraient avancer sur le chemin de la résilience. Mes compagnons de balades étaient d’ailleurs toujours amusés de découvrir mon sac à dos lesté de paquets de lentilles. Je suis de ceux qui pensent qu’un véritable voyage ne se planifie pas, il se prépare. Autrement dit, je voulais me laisser surprendre, découvrir chaque paysage tout en ayant les parades techniques et psychologiques pour les traverser.
Le feu de forêt s’étendra une ultime fois avec la découverte de la Via Dinarica : traversée des Alpes Dinariques au cœur des Balkans. Elle commençait à l’endroit même où la Via Alpina finissait. Cela me semblait ajouter de l’impossible à l’improbable, mais le tout paraissait si élégant. Et finalement, d’un point de vue mathématique, l’infini plus l’infini, cela fait toujours l’infini. Le projet venait de naître sous sa forme finale que je nommerai : la Via Alpinarica.
Début du périple
Le départ fut donné en mai dernier à Monaco. J’étais plus que fébrile et terrifié devant l’ampleur du périple malgré ma préparation que je savais solide. J’espérais que les milliers d’heures passées à parcourir les sentiers m’avaient offert une sorte de superpouvoir : s’habituer à l’inhabituel. Pas d’itinéraires préparés, pas d’hébergements repérés, pas de calendrier gribouillé, ma liberté en dépendait, celle-là même qui me permettrait de profiter quelques heures d’un trou d’eau découvert au pied d’une cascade ou encore de bivouaquer au bord d’un lac d’altitude à la beauté inattendue.
Je fus éprouvé par les premières journées, endurcies par une chaleur écrasante et des pierriers exigeants. Lorsque je reportais le chemin parcouru sur la carte, celui-ci paraissait désespérément négligeable, presque invisible, matérialisé par seulement quelques pixels sur mon écran de smartphone. Face à mon anxiété grandissante, je décidais d’avancer en me fixant de modestes objectifs successifs. Ces lignes d’arrivées régulières me rassuraient, la finale quant à elle, semblait inatteignable.
Ligurie, Piémont, Mercantour, Queyras, les massifs s’enchaînaient en remontant vers Nord, le Mont Blanc en ligne de mire. Jamais je n’avais accumulé autant de journées sur un vélo et mon corps me le fit remarquer, de la pire des façons, à travers une tendinite du fascia lata accompagnée d’une autre bilatérale des tendons d’Achille. Je pensais alors l’aventure proche de son épilogue. Une amie médecin me prescrit une diminution de l’effort et l’usage de la cryothérapie. Je me jetais donc avec enthousiasme plusieurs fois par jour dans les eaux glacées des torrents et lacs de montagne. Les tendinopathies s’estompaient progressivement au fil des semaines tandis que des douleurs musculaires moins inquiétantes les remplaçaient.
J’étais parti depuis 5 semaines avec l’impression d’avoir vécu une aventure au bout du monde sur une échelle temporelle bien plus grande alors que 3 petites heures de voiture me séparaient de ma maison.
L’une des choses les plus étonnantes d’une telle aventure est qu’elle déforme l’espace-temps de telle façon qu’un jour semblait durer une semaine, et une semaine un mois. J’avais une théorie pour expliquer cela : une absence de repères loin de la routine quotidienne bien sûr mais surtout, une densité de souvenirs telle que le cerveau se trouvait leurré. Il semblait dilater le temps pour garder sa cohérence.
Je traversais la ville de Martigny dans le Valais Suisse, ce n’était pas la première fois mais l’itinérance change votre perception, chaque lieu était une récompense. Quelques jours plus tard, sur un sommet surplombant le majestueux glacier d’Aletsch, je vis sortir du téléphérique une jeune femme qui ne s’arrêta que quelques minutes pour prendre un cliché puis redescendit presque aussitôt dans la cabine suivante. Mon ascension avait duré plus de 6 heures et je me retrouvais aux côtés de cette personne. Sur l’instant je trouvais la situation injuste, mais si nous étions au même endroit au même moment, nous ne vivions probablement pas la scène avec la même intensité. Cet après-midi là, une descente fabuleuse de presque 2000 mètres de dénivelé confirma cette impression.
Depuis quelques jours je pédalais vers l’Ouest, cela me frustrait grandement car mon objectif s’éloignait, mais je m’étais promis de suivre le cheminement de la Via Alpina. Parallèlement je commençais à ressentir dans mon for intérieur la maxime du voyageur qui statut que le but est futile et que seul le cheminement n’a d’importance. À la porte de l’Autriche, je rencontrais enfin Christina avec qui j’avais échangé sur les réseaux. Elle finissait sa Via Alpina entreprise deux années auparavant. Faisant le parcours à l’envers, ce n’était sûrement pas la première Via Alpiniste que je croisais, mais rien ne les distinguait du marcheur autochtone, pas même leurs énormes sacs. Le sujet de conversation se focalisera rapidement sur mon sac à dos dont la petite taille étonnait nombre de randonneurs au long cours.
Le poids de son sac à dos est paraît-il le reflet du poids de ces peurs. Étant parti paniqué, je n’osais imaginer l’horreur intérieure de certains à la vue de leurs fardeaux. N’ayant pas emporté de tente et évitant autant que possible les refuges, je me définissais comme un itinérant hybride assez atypique finalement. Revers de la médaille, chaque soir je devais mettre le doigt sur un abri. C’est un stress que les temps modernes nous ont fait oublier, et qui devenait pour moi une obsession. À l’aide un soupçon de chance, d’un regard affûté et une lecture approfondie des cartes au 25 millièmes, seules une dizaine de nuits furent passées à la belle étoile. Ces dernières sont saisissantes, la voie lactée si bien dessinée me plongeait dans l’insomnie, souvent aidée il fallait l’avouer par le froid qui me réveillait régulièrement au cœur de la nuit. Mon camp fut souvent établi dans les profondeurs de bunkers construits sur les lignes de fronts de la dernière grande guerre. L’isolation était évidemment médiocre mais l’inertie thermique, l’effet coupe-vent et surtout l’étanchéité me comblaient de joie. Quant à l’ambiance lugubre selon certains, elle me rappelait les nuits passées dans les fortifications de ma jeunesse, un véritable doudou. J’affectionnais également les nombreuses bergeries abandonnées même si l’étanchéité était parfois reprochable et nécessitait parfois un peu de travaux de couverture. Enfin, les massifs calcaires érodés par les assauts chimiques de l’eau m’offraient régulièrement de petites grottes, souvent humides mais toujours avec une vue inoubliable.
La réalité du terrain
Être au contact avec la nature se concrétisait quelques fois au sens premier du terme. Les insectes considéraient mon visage comme un relief quelconque, des souris visitaient les replis de mon sac de couchage et plus inquiétant, des tiques convoitaient mes globules rouges dopés à l’altitude. Un de ces braqueurs d’hémoglobine me fit enfler une cheville jusqu’à son blocage quasi-totale. Le temps ainsi que le froid, ce vieux compagnon de route, soignèrent le mal et l’anxiété en quelques jours. Petite anecdote parasitaire, un randonneur me fit part un jour de son exaspération quant aux attaques nocturnes de moustiques et me demanda ma parade. Je lui répondis « mes boules quies », il éclata de rire. J’ajoutais tout de même que le lendemain je soignais efficacement les piqûres ignorées la nuit à l’aide de feuilles de plantain.
Le massif des Dolomites fantasmé depuis des années. Les célèbres Tre Cimes se dessinaient au loin, elles semblaient irréelles émergeant de l’écume des nuages. Quelques jours plus tard, malmené par un puissant orage, j’étais à leurs pieds mais je ne voyais pas leurs têtes, noyées dans la brume d’altitude. Les vents qui s’emparaient mes calories emportèrent finalement ce voile qui cachait une beauté éblouissante, bientôt inondée de soleil. L’exécrable météo que je pensais être une malédiction s’avérait une aubaine, me laissant seul sur ce spectacle d’habitude surpeuplé.
L’objectif à portée de main
La Via Alpina que j’avais rapidement surnommée « le monstre » était presque terrassé, je suivais l’infinissable crête austro-italienne qui me mènerait en Slovénie. Le mois d’août touchait à sa fin, la météo devenait automnale, situation plutôt flatteuse la journée mais exigeante la nuit. La grotte avait tout de même cet avantage d’avoir une température quasi constante, mais l’hygrométrie respectait également cette règle. À ce stade du voyage, j’avais appris à apprécier les mauvaises nuits en contraste des épouvantables.
La présence humaine se raréfiait progressivement malgré un petit sursaut à l’approche du Triglav, joyau minéral de la Slovénie. Je ne pouvais que constater la véracité des récits, les eaux turquoise des rivières slovènes étaient envoûtantes. Elles s’écoulaient dans un lit de calcaire blanc, qui la parait d’un intense camaïeu de bleu vert. Je me déroutais de la Via Alpina au contact du parc naturel strictement interdit aux vélos. J’aurais pu le faire voyager sur mon dos comme dans le parc du Mercantour mais il s’agissait ici de plusieurs dizaines de kilomètres. Le retour sur le balisage habituel sera de courte durée car je devais à présent prendre une importante décision : j’étais à la croisée des via Alpina et Dinarica.
Je voyais s’éloigner le dernier balisage de celle qui m’avait usée les trois derniers mois. J’avais décidé de continuer pour traverser les Balkans du Nord au Sud à travers la Croatie, la Bosnie, la Serbie et le Kosovo. Le voyage serait différent, les refuges quasi inexistants et les constructions abandonnées quelques fois encore piégées, me disait-on. J’attaquais donc cette nouvelle traversée avec une sacoche supplémentaire pour m’alourdir d’une tente, d’un sur sac de couchage et d’une batterie additionnelle.
La transformation du paysage était totale. J’abandonnais les pics abrupts et arides pour embrasser des ballons entièrement habillés de forêts. L’horizon de plusieurs jours que m’offraient les hauteurs de la Via Alpina se réduisait ici à la minute. Les jours de solitude totale s’accumulaient, c’était une contrainte dont d’ordinaire je m’accoutumais sans peine mais je sentais monter une profonde mélancolie. S’il n’y avait pas âme qui vive, les stigmates d’une histoire tragique eux se multipliaient : ici une ferme criblée d’impacts de balles, là une maison bombardée et un peu plus loin un champ de mines. Des conflits intenses ravagèrent cette zone lors de l’éclatement de la Yougoslavie laissant place à un no man’s land qui demeurait aujourd’hui.
Parktool ?
Une générosité venue à point nommé
Une casse mécanique venait ajouter de la détresse sur un moral déjà fissuré. Dans ma tête le voyage était alors terminé, je décidais de rejoindre le prochain village à moins d’une journée de marche. Là-bas, je m’imaginais déjà monter à bord d’un autocar balais qui me déposerait à la gare la plus proche, gare dans laquelle je monterais à bord d’un train qui me ramènerait à la maison. Arrivée au village, une habitante m’ouvrit sa grange pour y passer la nuit. Une réflexion intense s’immisça en moi, donnant naissance à des discussions schizophréniques. Étonnamment, je considérais progressivement une poursuite du chemin.
Le lendemain matin, je pédalais de nouveau vers le Sud, le cadre de vélo ligaturé avec le fil de fer d’un voisin et la pièce de rechange déjà en route pour Sarajevo où je serai une dizaine de jours plus tard. Cerise sur le gâteau, j’étais escorté sur plus d’un kilomètre par la fille souriante de mon hôte, pieds et jantes nus. J’étais de retour dans le mouvement, certes sur une frêle monture mais avec une motivation galvanisée par des rencontres riches et sincères. Les habitants des Balkans avaient cette singularité qui les poussait à vous offrir presque plus qu’ils n’avaient pour eux-mêmes.
Mon passage en Serbie transforma encore le paysage, de la forêt dense à une sorte de savane, mixant l’herbe et le tronc, le tout saupoudré de nombreuses fermes. Chacune de ces fermes paraissait autosuffisante comme dans un flash-back d’un passé occidental largement révolu. Mais ce que je pensais être un retard était peut-être une avance finalement, l’autonomie et le bas carbone devenant le graal. Si les sentiers n’étaient plus balisés depuis plusieurs jours, leur qualité était remarquable et me permettait de doubler les espérances kilométriques. Je fus momentanément coupé dans mon élan au sens propre comme au figuré par un fil de clôture invisibilisé par son camouflage de rouille. Je dus organiser un atelier couture en plein milieu de la campagne Serbe, c’était la première fois que je me situais des deux côtés de l’aiguille. À ce stade de l’aventure, j’étais pris d’un illusoire sentiment d’invincibilité qui me propulsait vers l’avant à l’assaut des derniers sommets de la Serbie. Je souffrais d’une boulimie de déplacement dont le seul remède semblait l’arrivée.
Ce moment, je l’avais imaginé de si nombreuses fois. Ce moment où j’atteindrai ce que je considérais comme le bout des Alpes, une crête surplombant une plaine dont l’horizontalité trahissait la fin d’un voyage fait de verticalité. Je pleurais, une fois encore de larmes dans lesquelles s’entremêlaient joie et tristesse. Pour le nomade intérimaire que je constituais, ce dernier sommet représentait l’épilogue de cette fabuleuse aventure.
En conclusion
L’itinérance, c’est comme une boîte de chocolats : tu ne sais jamais ce qui t’arrivera le lendemain ou l’heure suivante. Mais de l’incertitude émerge régulièrement la surprise et l’émerveillement. Bien sûr, il y a de la peur, des doutes et une foultitude de raisons de ne pas se lancer. Mais croyez-moi, si une étincelle d’envie jaillie dans votre for intérieur, soufflez fort dessus pour déclencher un feu de forêt.
Gambas
Les backstages
Dernier point, car il suscite toujours beaucoup de questionnements : comment diable les photos ont été prises ? Tu n’étais pas tout seul !?
Je réalisais des montages parfois précaires pour me filmer avec une GoPro, il suffisait ensuite de réaliser des captures d’image. C’est chronophage, il y a beaucoup de déchets mais si on veut de jolis pixels souvenirs, c’est efficace.
Clichés bonus de ce voyage
Le mini-clip vidéo de l’aventure
Pour me suivre à la trace :
- Mon Facebook, où se trouvent les récits de mon parcours que je partageais tous les 10 jours
- Trace GPX du parcours
- Site officiel de la Via Alpina
- Site officiel de la Via Dinarica